Approcher les tendances de la pollution atmosphériques du XIXème siècle au travers de l’étude des peintures de Turner et de Monet

by in Actualité 15 avril 2024

Paintings by Turner and Monet depict trends in 19th century air pollution, Anna Lea Albright et Peter Huybergs, https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2219118120

Cet article, paru dans les PNAS (Proceedings of the National Academy of Science) fin 2022 s’attache à examiner l’influence de la perception de l’environnement atmosphérique sur les évolutions stylistiques de la peinture au XIXème siècle. Il montre que les tableaux de peintres comme Turner, Monet ou d’autres peintres impressionnistes traduisent de façon précise les modifications physiques de l’environnement optique de l’époque. A partir d’un corpus d’une centaine de toiles couvrant l’ensemble du XIXème siècle, l’article explore l’idée que le passage d’une approche figurative à une approche impressionniste caractérisée par une palette plus claire et des contours plus flous reflète les transformations des caractéristiques des atmosphères londoniennes et parisiennes en relation avec la pollution de l’air liée au développement industriel. Il met en évidence que les variations des émissions de dioxyde de soufre constituent une variable explicative des modifications de contraste et d’intensité observées dans les travaux de Turner, Monet et d’autres peintres à l’époque. 

L’investigation est articulée en plusieurs points successifs. Elle s’attache d’abord à l’analyse des effets physiques de la présence de particules dans l’air sur la dynamique des rayons lumineux, qu’ils soient réfléchis par un objet, avec absorption pour une part et diffusion avec et sans déflection, ou qu’il s’agisse de la lumière d’arrière-plan soumise à diffusion sans déflection. La technique d’ondelette de Haar, décrite dans la partie méthodologique de l’article, est utilisée pour évaluer objectivement le contraste entre lumière d’arrière-plan et celle réfléchie par l’objet. Dans un second temps, un ensemble de photographies en atmosphère polluée et non polluée a été utilisé pour tester la perte de contraste liée à la pollution. Les mêmes techniques ont ensuite été reprises pour évaluer les contrastes liés aux modifications atmosphériques sur les tableaux en s’intéressant à leur succession sur différentes périodes. Un maillage des émissions de SO2 a été utilisé comme indicateur annuel des niveaux de pollution de l’aérosol atmosphérique, en tenant compte du fait qu’à partir de 1850, à Londres, la composition de l’aérosol a évolué à la suite de différentes initiatives pour réduire la charge polluante. En prenant en considération que les chronologies de la pollution ne sont pas les mêmes à Londres, où les niveaux élevés sont plus précoces, qu’à Paris où ils sont plus tardifs et s’accroissent entre 1850 et 1870, le modèle proposé rend bien compte des variations de contraste au fil du temps des tableaux de Turner (avec 60 toiles étudiées), Monet (38 toiles), ou d’autres peintres (Whistler (6 toiles), Caillebotte (7 toiles), Pissaro (4 toiles) et Morisot (1 toile)). De même, concernant l’intensité lumineuse, l’aérosol accroît la diffusion lumineuse sans déflection, mais la corrélation avec le dioxyde de soufre apparaît ici plus faible parce que d’autres aspects sont susceptibles d’intervenir dans la luminosité, liés en particulier aux spécificités de la peinture elle-même (impuretés, affadissement des pigments, effets photographiques). L’analyse de la visibilité montre cependant que celle-ci décroît au fil du temps passant de 25 km dans les premières toiles de Turner au début du siècle à 10 km dans les années 1830 et de 24 km dans les premières toiles de Monet à 6 km pour les premières toiles à Londres et à 1 km pour le tableau « Le pont de Charring Cross » (1899). Ces différents éléments permettent d’étayer la réflexion quant à la contribution des qualités de l’atmosphère à l’évolution stylistique des peintres dont les œuvres ont été examinées. L’article rappelle l’attention aigüe de Turner aux variations de lieu et de temps, son intérêt pour l’univers technique et industriel en train d’advenir, manifeste dans des toiles où il peint locomotives, bateaux à vapeur en même temps que des éléments plus traditionnels. Il souligne également sa curiosité pour l’approche scientifique, sa connaissance des travaux de William Herschel sur la lumière solaire ou du météorologiste Luke Howard qui introduit la première classification des cumulus, stratus et cirrus. La sensibilité de Turner à l’aérosol atmosphérique apparaît aussi dans la série des 65 aquarelles de couchers de soleil qu’il réalise dans les trois ans qui suivent l’explosion du volcan Tambora (1815), restituant l’apparition puis la disparition du rougeoiement lié à la présence dans la stratosphère de l’aérosol dû à l’explosion, témoin de son attention et de son intérêt à restituer fidèlement les particularités des phénomènes visuels atmosphériques. Si l’on admet que les conséquences optiques de la pollution de l’air sont reflétées dans un certain nombre de peintures, ce qui renvoie aux difficiles questions d’appréhension de l’environnement quels qu’en soient les outils, la question se complique de la dimension esthétique attachée à l’œuvre d’art. Monet et Whistler ont été influencés par Turner, à certaines compositions duquel ils font explicitement référence comme la toile « Rain, steam and speed » figurant un train en plein vitesse dans le brouillard. Les sujets choisis par Monet ne l’étaient pas au hasard et témoignent de cette influence comme de son attrait pour travailler les jours de « brouillard » (à un moment où le terme de smog associant brouillard et fumée n’existait pas encore), ce que semble corroborer les dates de certains jours où il peignait, identifiés à partir de sa correspondance, dont on a pu reconstituer les caractéristiques météorologiques et donc induire les caractéristiques atmosphériques, ou de certaines périodes, hiver et printemps, caractérisées par une pollution importante. 

La conclusion de l’article reprend l’idée de base qui est que l’impressionnisme tel qu’il a été développé par Turner, Monet et d’autres peintres contient des éléments réalistes d’appréhension de la pollution et que, à un moment de transformation de l’atmosphère, ces peintres en ont fidèlement reproduit les modifications avant qu’une appréhension instrumentée de celle-ci ne soit disponible. Le modèle développé fait ressortir la combinaison des tendances stylistiques et de la pollution atmosphérique comme contribution aux évolutions de contraste dans les tableaux de Turner et Monet. Les variations en matière d’intensité sont également en accord avec celles de contraste, bien que moins nettes et significatives. Les travaux étudiés ne permettent pas d’appréhension quantitative à proprement parler de la qualité de l’air, mais offrent des ressources complémentaires pour apprécier et interpréter le travail des peintres. Dans la façon dont elle a su enregistrer les phénomènes naturels, la peinture impressionniste fait ressortir la relation entre environnement et art. Mais les résultats de l’étude suggèrent également que les changements environnementaux ont suscité une impulsion créative visant à diminuer l’importance des lignes et des contours au profit d’une figuration des objets à partir de champs colorés.