Compte-rendu de l’ouvrage: Emmanuel Le Roy Ladurie, une vie face à l’histoire

by in Revue 1 avril 2019
Proposé par Régis Juvanon du Vachat, membre du comité de rédaction de la revue.

D’Emmanuel Le Roy Ladurie, on connaît son « Histoire du climat depuis l’an mil » parue en 1967 chez Flammarion, ou encore « Montaillou village occitan de 1294 à 1324 » (Gallimard, 1975) où, à partir des registres de l’inquisition, il retrace la vie des habitants de ce village de Haute-Ariège, imprégné de catharisme, et démontre ainsi la possibilité d‘une histoire totale. Le livre de S. Lemny fait le portrait de cet historien talentueux, professeur au Collège de France, président de la Bibliothèque Nationale de France (BNF), créateur de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) pour se limiter aux postes les plus prestigieux qu’il a occupés. Au-delà de ses activités professionnelles, les chapitres du livre nous dévoilent aussi tout le contexte familial de la vie d’E. Le Roy Ladurie.

Une enfance en Normandie – avec un père très lié au monde agricole, qui a été Ministre de l’Agriculture sous Vichy (il démissionne en 1942)- il est élève d’établissements catholiques avant d’intégrer la khâgne du lycée Henri-IV (1945) et Normale Sup (1949). Dans le milieu estudiantin parisien, s’exprime son engagement militant syndical et communiste, en même temps qu’il passe un certificat d’histoire du Moyen-Âge et un diplôme d’Etudes supérieures sur la guerre du Tonkin. C’est là que se forgent aussi des amitiés durables et qu’il rencontre Madeleine qu’il épousera plus tard. Après un séjour à Montpellier où il est nommé professeur de lycée en 1953, poste qu’il occupera jusqu’en 1957, il entre à l’Université et au CNRS. Il commence alors une thèse sur : «  L’histoire agraire du Bas-Languedoc sous l’Ancien Régime » sous la direction d’E. Labrousse et de F. Braudel. Il dépouille également des observations météorologiques inédites effectuées à Montpellier au XVIIIe siècle pour servir d’introduction à sa thèse.

En 1963, il est appelé par F. Braudel pour collaborer au Centre de Recherches Historiques, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, où il contribue à une enquête sur les « Villages désertés ». Cette thèse sur « Les Paysans du Languedoc » achevée (elle a été publiée en 1966), il accède au poste de directeur d’études au CRH. Commence alors une décennie de vie scientifique à Paris (1963-1973) qui voit s’affirmer sa vocation d’historien. Ses travaux concernent les grandes enquêtes, l’histoire de la France urbaine, la production agricole sous l’ancien régime, mais aussi une anthropologie du peuple français et la statistique générale de la France. A cette occasion il découvre une France coupée en deux par une ligne Saint-Malo-Genève « D’un côté, au Nord-Est une France plus riche, plus développée, plus intégrée,… de l’autre, une France pauvre et souvent rebelle. » Il mène aussi des investigations sur le fonds Vicq d’Azir de l’Académie de Médecine pour étudier les maladies en corrélation avec le climat au XVIIIe siècle (Desaive et al., 1972). Une occasion de traiter les données quantitatives avec l’outil informatique. Revenons sur sa thèse « Les Paysans du Languedoc » soutenue le 18 juin 1966 à la Sorbonne et qui fait un triomphe. Son histoire des paysans est très novatrice, elle porte un regard holistique sur la vie rurale dans tous ses aspects : relations familiales, alimentation, conscience paysanne, religion et mentalités. Elle combine l’histoire économique et sociale avec l’histoire politique et religieuse, constituant une histoire totale dans l’esprit des Annales. Quant à sa thèse complémentaire, elle s’intitule « Les Fluctuations du climat en Europe occidentale depuis l’an mil ». L’histoire du climat devient pour lui un champ de recherche à part entière ; elle est publiée en 1967 sous le titre Histoire du climat depuis l’an mil, représentant alors « une vraie révolution » (P. Chaunu).

Au cours de cette même décennie scientifique (1963-1973) il promeut la coopération internationale du Centre de Recherches Historiques avec les universités américaines, profitant de la notoriété des Annales. En Mai 68 son attitude ne semble pas claire ; il est en effet un pur produit de l’université que l’on voudrait détruire. A cette période, il remplace F. Braudel, alors aux Etats-Unis, dans son cours au Collège de France, pour lui succèder en 1973 dans cette prestigieuse institution, à la chaire « Histoire de la civilisation moderne ». Sa leçon inaugurale du 30 novembre 1973 « L’histoire immobile » étudie la société française de 1300 à 1700, un temps long marqué par une grande stabilité, notamment sur le plan démographique. Il se situe ainsi dans la continuité de F. Braudel, tout en manifestant une certaine originalité. Il évoque « l’agent microbien » responsable des épidémies (la peste), mais aussi les famines et le rôle des armées qui diffusent des pathogènes responsables de bien plus de décès que les guerres elles-mêmes. Cet équilibre démographique global s’explique aussi en analysant les pratiques sexuelles et le système de mariages. Il demeure professeur au Collège de France jusqu’en 1999, année de sa retraite, qui représente un peu sa deuxième maison et où il s’investit pleinement dans des travaux historiques mais aussi dans l’activité même du Collège (colloques, recrutements). Un chapitre de l’ouvrage fait alors l’histoire du best-seller « Montaillou, village occitan » qui a connu un succès mondial, avec vingt-deux traductions, pour la plupart très travaillées ! 

Ce succès éditorial, monumental et inattendu, pose question, notamment pour les historiens français. S’agit-il d’une « Nouvelle histoire », ce dont E. Le Roy Ladurie se défend, penchant plutôt pour la continuité et l’approfondissement de la méthode historique. Toutes ces réflexions sur la façon de « Faire l’histoire » conduisent à l’ouvrage Le territoire de l’historien (Gallimard, 1978) où la contribution d’E. Le Roy Ladurie est essentielle. L’historien en pleine maturité participe à de nombreux débats et émissions audiovisuels et télévisés. Il ne se contente pas des domaines classiques de l’historien, proches de l’enseignement (école, université, enseignement de l’histoire) mais s’intéresse aussi à l’Europe et mène un combat plus large pour la défense des libertés : contre l’antisémitisme, le racisme et la xénophobie, devenant véritablement un historien dans la Cité.

A cette époque il s’investit progressivement dans la transformation de la Bibliothèque Nationale, dont il est un lecteur assidu et dont le directeur G. Le Ridder (1975-1981) est un ancien condisciple de Normale Sup. A la suite de nombreuses réflexions sur son évolution, il y est nommé administrateur en 1987 et participe à la transformation de l’établissement, voulue par F. Mitterand, en Bibliothèque Nationale de France (1994), avec notamment l’usage généralisé de l’informatique. Ses actions pour l’enrichissement des collections patrimoniales et le rayonnement de l’institution dans le monde restent exemplaires.

L’élection à l’Académie des sciences morales et politiques en 1993 vient consacrer cette vie déjà bien remplie. Il est maintenant un historien à plein temps, qui peut élaborer de larges synthèses. En témoignent ses trois volumes d’Histoire de France sous l’Ancien régime (1991), mais il s’intéresse aussi à la dynastie suisse des Platter (en trois volumes également, 1997, 2000, 2006), et encore à Saint-Simon (Saint-Simon ou le système de la Cour, 1997). Il publie également une monumentale Histoire Humaine et Comparée du Climat en trois volumes qui correspondent à trois périodes successives : Canicules et glaciers XIIIe-XVIIIe siècle (2004) ; Disettes et révolutions, 1740-1860 (2006) ; Le réchauffement de 1860 à nos jours (2009). J’ajoute que sa Brève histoire de l’Ancien régime du XVe au XVIIe siècle parue en 2017 constitue une brillante synthèse de cette période qui va d’Henri IV à la Révolution. Une bibliographie exhaustive de ses écrits complète le volume.

Voilà, résumée à grands traits, l’histoire chronologique de ce personnage étonnant et fascinant, par les actions, les écrits et les projets qu’il a réalisés. On éprouve à son égard une très vive admiration ! L’ouvrage est extrêmement documenté grâce aux nombreuses archives, y compris privées, auxquelles l’auteur, collaborateur de la Bibliothèque Nationale, a eu accès.

Enfin il sera nommé Grand Croix de l’Ordre National du Mérite en Mai 2018, et le président E. Macron le décorera à l’Elysée en octobre 2018.

Bibliographie

Desaive et al., 1972 : Médecins, climat, épidémies. Editions de l’EHESS.