Compte-rendu de l’ouvrage « Toutes ces idées qui nous gâchent la vie », de Sylvie Brunel

by in Revue 27 septembre 2019

Proposé par Isabelle Roussel, Professeur émérite à l’Université de Lille et Présidente d’honneur de l’APPA.

Alors que depuis 1979, selon Nathananiel Rich, les grands de ce monde étaient alertés par les scientifiques sur les désordres climatiques à venir, peu de décisions avaient été prises pour anticiper les conséquences fâcheuses qui s’abattent actuellement sur la planète. Actuellement, ces interrogations font la une des médias et deviennent des objets de communication avec leur cortège de fake-news et d’interprétations destinées à frapper l’opinion publique. Devant ce déferlement de commentaires qui donnent de bons conseils sur le registre du « ya qu’à faut qu’on », qui jouent sur la peur et la proximité d’une catastrophe ou qui nient complétement l’existence de problèmes importants en se cachant la tête sous l’aile, Sylvie Brunel a décidé de communiquer sa vision géographique sur ces questions, c’est-à-dire celle du bon sens. Elle s’appuie sur un registre qu’on ne peut qu’encourager à savoir celui de la construction d’une vie bonne pour le maximum de monde.

En effet, selon elle, les aménagements humains et les progrès de la science et de la technologie ont permis à la population de se multiplier et de voir émerger une classe moyenne mondialisée qui aspire sans aucun doute à un développement plus qualitatif et à inventer des formes pour habiter la terre qui puissent répondre aux aspirations et aux besoins d’une population de 8 milliards de terriens tout en respectant les beautés et les richesses de la nature que nous transmettrons à nos enfants. Voilà un projet écologique qui peut mobiliser la terre entière sans réduire l’écologie à des injonctions ou à des slogans qui relèvent plus de l’idéologie que du pragmatisme.

L’expérience de Sylvie Brunel sur les questions du développement et sur les ONG est tout à fait intéressante et permet de dénoncer certains excès de la bien-pensance ambiante. Que d’erreurs sont commises au nom de la norme occidentale visant à fabriquer un « homo environnementalis » comme « l’homo economicus » avait permis l’extension de la société de consommation : « la nouvelle colonisation écologique ne lésine pas sur la légitimité autoproclamée. Dans le cœur de l’Afrique centrale, les populations autochtones sont vues désormais comme des gêneurs par des organisations internationales avides de mettre sous cloche une forêt dense dans laquelle ces populations vivent depuis toujours ». A Madagascar, au nom des effets nocifs des particules issues de la combustion des déchets verts, les brûlis sont interdis voire même traqués alors qu’ils font partie des habitudes classiques de l’agriculture vivrière. Il est insupportable de voir les inquiétudes des nantis se transformer en injonctions et conseils sur le développement mais pourquoi ne pas profiter des enjeux planétaires qui se profilent et de la complexité des réponses apportées pour se poser quelques questions que précisément le dérèglement climatique inscrit dans l’agenda politique ?

Nier les évolutions du climat et la dérive perceptible à l’échelle d’une génération, relève d’une forme de déni qui ne fait pas avancer la pensée sociétale. Certes, « un degré d’accroissement en un siècle et demi, ce n’est donc vraiment pas la mer à boire » et les fluctuations du climat ont toujours existé mais les connaissances précises énoncées par le GIEC ne peuvent pas laisser insensibles surtout quand, lors du printemps 2019, les températures ont atteint 50° en Inde et dépassé les 40° en France ! L’historique des rapports du GIEC permet d’affirmer que les évolutions présentées comme des hypothèses dans les années 1990, se sont avérées exactes. C’est au Pliocène, il y a 3 millions d’années, que la température de la planète indiquait 3° de plus, et, à cette époque, la terre n’hébergeait pas d’humains et le niveau des mers était de 10 à 20 mètres plus haut que maintenant. La dernière publication du GIEC sur les efforts à faire pour limiter le réchauffement à 1,5°C montre combien un degré et demi peut avoir une influence sur de nombreux domaines car, les réflexions sur le changement climatique concluent que « tout est lié » et que quelques dizièmes de degrés peuvent contribuer à modifier les équilibres alimentaires ou sanitaires ainsi que les grands cycles biochimiques.

L’augmentation des concentrations de l’atmosphère en CO2, marqueur des activités humaines, permet de se poser la question sur la possibilité de continuer cette croissance dans les mêmes conditions. Les études climatiques validées par le GIEC sont des alertes qui permettent de s’interroger sur la pertinence du système énergétique qui avait accompagné la modernité et la croissance quantitative de l’humanité. Certes, les conclusions qui sont tirées de ces analyses sont trop souvent exposées par des climatologues alors qu’elles auraient intérêt à être validées par des énergéticiens. Le raccourci imposé comme une évidence entre températures en hausse, gaz carbonique à maîtriser et développement des énergies renouvelables demanderait à être nuancé.

D’ailleurs, la disparition des énergies fossiles serait une bonne nouvelle pour les citadins européens qui verraient la qualité de l’air s’améliorer considérablement et leur indépendance énergétique s’accroître. Le système énergétique doit être repensé dans le sens d’une plus grande décarbonisation qui correspond à des changements profonds demandant à être mûris et réfléchis ; ils peuvent être présentés, comme le font les Chinois, comme un bénéfice pour la qualité de l’air puisque l’utilisation de combustibles fossiles se traduit par le dégagement de gaz carbonique accompagné par toute une série de gaz toxiques et de particules aux conséquences sanitaires déplorables. Ils ne devraient pas occulter le rôle du nucléaire et le savoir-faire acquis par la France. La Chine vient de décider la construction de 8 centrales nucléaires par an avec la volonté non exprimée de capter à son avantage toute la technologie et la recherche liée à cette technologie. Or, Sylvie Brunel dénonce avec raison la domination chinoise sur les énergies renouvelables, ce qui suppose que la transition énergétique doit prendre en compte les considérations géopolitiques mais aussi favoriser la recherche et l’innovation. Ce sont les progrès technologiques qui ont permis à nos sociétés d’être plus résilientes devant les aléas climatiques appelés à se multiplier. Le plan canicule mis en place à l’issue des fortes chaleurs de 2003 a permis de porter une attention plus soutenue aux personnes âgées qui avaient été les premières incommodées à Paris en août 2003. L’isolation des maisons, la climatisation des logements et des voitures offrent des solutions (durables ?) de même les inondations font plus de dégâts matériels que de victimes.

L’assimilation du changement climatique à la catastrophe est un abus de langage. En effet, pourquoi vouloir assimiler l’environnement à la peur? Si les contraintes extérieures sont indéniables, la modernité a donné aux individus suffisamment d’autonomie et de possibilités pour qu’ils puissent construire un environnement plus adapté à des conditions climatiques évolutives. Effectivement, l’adaptation des territoires est un enjeu essentiel qui doit reposer sur une analyse locale des potentialités à développer dans une société en mouvement. Même en supprimant rapidement toutes les émissions de CO2, les niveaux accumulés dans l’atmosphère ont une durée de vie longue et le réchauffement, avec ses aléas, risque de perdurer longtemps. On peut se demander d’ailleurs pourquoi la France se met une telle pression sur les niveaux de CO2 alors que l’isolation des maisons est un réel enjeu, tandis que, pour l’instant, peu de solutions satisfaisantes se profilent pour éviter le moteur thermique pourtant responsable de la pollution urbaine. Les solutions alternatives portant sur les transports en commun et l’urbanisme se jouent sur le long terme.

Cependant, il est possible de s’interroger sur certains modes de développement sans tomber dans le catastrophisme ou la notion de menace. Notre vision hexagonale s’appuie sur un état fort qui profère volontiers des menaces pour montrer son autorité en légiférant ou en interdisant. D’autres voix, avec un fort écho médiatique, évoquent la catastrophe climatique pour changer de système et quitter le « capitalocène ». Le changement climatique nous incite à revisiter notre vision du risque et à promouvoir une culture du risque, défendue en Allemagne par U. Beck, qui permettait de montrer aux populations combien l’extension des risques dans les sociétés modernes avancées transforme la vision et la nature des rapports sociaux. Cette gestion quotidienne du risque diffère de la gestion assurantielle des événements météorologiques, elle consiste à s’adapter à un monde qui change selon des évolutions à bas-bruit que D.Bourg nomme « dommages transcendentaux » plutôt que par des événements exceptionnels. En France, l’environnement a pris une dimension technique et scientifique imposée par un Etat qui, au nom de sa mission régalienne de sécurité sanitaire, a identifié des risques et imposé des normes. La multiplicité, le caractère proliférant et diffus des risques se sont traduits par la montée des inquiétudes de l’opinion, qui a vécu ces événements bien davantage sur le registre de la menace que du risque. C’est ainsi que la population en émettant du CO2, se sent coupable de participer à l’occurrence d’événements extrêmes. Or, les interrogations que pose le développement futur de l’humanité ne trouveront pas de solutions en s’appuyant sur la peur et la culpabilité mais plutôt en favorisant un regard lucide, averti et constructif. Selon L. Charles : « Dans le monde français, la dimension extrinsèque, institutionnelle et rationnelle de la protection de la nature s’accompagne de la récupération esthétique comme de l’évacuation de l’éthique. La nature est posée comme une réalité externe, échappant à toute appréhension subjective ou expérience de l’intériorité. Au plan individuel, cela se traduit par le déni du sens, la soumission à la doxa et l’absence de responsabilité et d’engagement. Au plan collectif, cela se manifeste par la prégnance de l’ethos administratif et technique, et par une prise en charge fortement institutionnelle de la nature, où l’État conserve un rôle central ».

Or, précisément, le changement climatique avec sa dimension planétaire impose une vision éthique sur « la maison commune » dans laquelle chacun doit trouver sa place. Les grandes transformations à venir s’appuient sur des considérations morales collectives qui ne doivent pas aboutir à « une société élitiste où tout devient plus cher ». Ces nouvelles orientations ne correspondent pas nécessairement à des contraintes qui iraient contre le bien-être des populations. Les valeurs de justice et de sobriété se traduisent par une meilleure santé de la société et des individus. L’épidémiologiste anglais R.Wilkinson a montré que la relation entre l’augmentation du PIB et le bonheur des sociétés n’est pas linéaire. Si, dans un premier temps, la croissance du PIB apporte un surplus de bien-être indispensable à l’épanouissement des individus, dans un second temps, si elle se poursuit, elle génère de nombreux dysfonctionnements, maladies chroniques, mal-être, diabète dû à une surconsommation de sucre, violence…. La surconsommation générée par une société opulente n’apporte pas le bonheur. Au contraire, renoncer à l’addiction au « toujours plus », peut être vécu comme une véritable libération et le retour à des valeurs plus humanistes. Ce choix est porté par un renoncement et donc par une pauvreté choisie au sein d’une démarche éthique. En effet, ce choix est difficile car il s’opère dans une situation d’opulence, les énergies fossiles sont abondantes, le « peak oil » est repoussé d’année en année par les découvertes récentes de gaz de schistes et de nombreux biens de consommation sont à portée de main pour les plus riches. A une époque où il est de bon ton de posséder une dizaine de tee-shirts dans sa garde-robe pour passer l’été, on redécouvre l’importance des coûts externes générés par l’industrie du vêtement (eau, teintures toxiques, transport, surexploitation des sols) sans oublier la main d’œuvre quasi servile employée à bas coût.

– Outre le bonheur que peut apporter cet affranchissement d’une consommation addictive, la sobriété peut se traduire par une amélioration du bien-être et de la santé. Remplacer le fast par le slow peut être un nouvel art de vivre tandis que le retour à la cuisine du terroir, au jardinage, à la couture ou à l’artisanat peut permettre de mieux concrétiser notre dépendance par rapport à la nature tout en développant le respect qui lui est dû.

Il n’est pas question de faire de la sobriété choisie une croisade pour limiter le développement des pays du sud qui d’ailleurs en matière de recyclage peuvent donner des leçons.  L’artificialisation du monde qui est une source de notre confort a pu nous donner un sentiment tout à fait dommageable de « toute-puissance ». Or ce sentiment a tendance à pervertir l’ensemble des relations entretenues avec l’environnement puisque la domination exercée sur la nature peut se développer également dans nos relations humaines (misogynie, mépris des plus faibles..). Domination ou accaparement rejoignent le sentiment de propriété qui doit s’effacer devant l’usage et le partage. Cette évolution ne dissout pas la responsabilité des humains sur les autres créatures. A-t-on besoin d’être propriétaire ou de monétariser la pollution pour inciter à la promotion d’une vie plus saine puisque la santé n’a pas de prix ?

– Ce discours ne correspond pas à un abandon de l’augmentation de la connaissance et des savoirs voire même des technologies. La diminution de la consommation énergétique suppose la généralisation de certaines innovations tandis que le développement du numérique est indispensable à la mise en place d’une économie de l’usage.

Au lieu de « nous gâcher la vie », cette dimension éthique peut nous apporter un supplément d’âme bénéfique.

En conclusion, le discours de « bon sens » établi par Sylvie Brunel ne doit pas se traduire par une perte de sens en refusant de s’interroger sur les modalités d’habitabilité de la terre. Il doit aussi différencier les dysfonctionnements liés « au mal français » de ceux qu’une prise de conscience environnementale impose. Dans un monde complexe, il est difficile de tenir un discours péremptoire qu’il soit dans le sens de la doxa ou à contre-courant. Les incertitudes sur les choix à opérer sont grandes : l’hydrogène est-il promu à un bel avenir ? Le nucléaire est-il inclus dans une parenthèse qui tend à se refermer ? L’agriculture biologique peut-elle nourrir la planète ? Les décisions et les choix sont de plus en plus liés à une certaine incertitude, à une marge d’erreur, d’où l’importance de la pédagogie de la complexité et de l’apprentissage de la construction plurielle, de la décision politique et de l’expérimentation.

– Ce discours sur l’incertitude des décisions et sur l’éthique des choix à opérer est bien loin de celui que la société souhaite entendre sur le pouvoir d’achat et sur l’injustice. Mais les choix en faveur de l’environnement remis au centre des préoccupations, sont beaucoup plus engageants que ce que veut bien dire le discours politique convenu.


Références de l’ouvrage : Brunel S. Toutes ces idées qui nous gâchent la vie. Ed. JC Lattès, 2019, 258 p.