Commentaire de « Pesticides, comment ignorer ce que l’on sait », de Jean-Noël Jouzel

by in Revue 6 janvier 2020

Proposé par Isabelle Roussel, Présidente d’honneur de l’APPA.

Jean-Noël Jouzel, chargé de recherche au CNRS, rattaché au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po fait partie des quelques sociologues français qui se penchent avec compétence sur les questions de santé environnementale, spécialement en milieu professionnel. Son intérêt pour les pesticides et pour la prise en compte par le monde du travail de la question des substances toxiques, est ancien ; il a publié de nombreux livres et articles sur ces sujets.

Le livre qu’il signe en 2019, présente un titre trompeur faisant croire à l’exposé du large problème des pesticides, fédérant des enjeux contradictoires entre les nécessités agricoles et les réticences des agences d’expertise en santé environnementale et même celles de nombreux citoyens soutenus par des médecins et des scientifiques. Il n’est pas question dans cet ouvrage de s’interroger sur les possibilités offertes par une éventuelle agriculture sans pesticides ni sur l’exposition subie par les riverains au cours des épandages. L’objet de ce livre, néanmoins très intéressant, est beaucoup plus limité, il s’attache à décrypter les contradictions qu’il a identifiées entre les processus d’autorisation de mise sur le marché des produits et les résultats des enquêtes épidémiologiques effectuées sur les agriculteurs effectuant des épandages.

Contradictions et limites des autorisations de mise sur le marché

Dès l’introduction, il souligne la controverse suscitée par les différents discours prononcés sur le glyphosate par les agences expertes. Le 30 mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) le désigne comme cancérigène probable tandis que l’EFSA (European Food Safety Authority) qui homologue les substances actives entrant dans la composition des pesticides au sein de l’Union Européenne, juge « improbable » que le glyphosate soit cancérogène. Selon l’auteur, cette différence d’interprétation ne s’explique pas par d’éventuels conflits d’intérêts comme certaines ONG l’avaient laissé entendre. « La divergence tient davantage à la manière de regarder cette question, c’est-à-dire de sélectionner et d’interpréter les données qui rendent visibles les effets de ce produit sur la santé humaine ». Le Circ s’est appuyé sur des données académiques tandis que les agences ont aussi accès à des données, non publiées, produites par les industriels de la phytopharmacie et relevant du secret commercial dans le cadre des autorisations de mises sur le marché. Pourtant, les résultats des études épidémiologiques effectuées auprès des agriculteurs ayant manipulé ces produits « indiquent de plus en plus clairement que les dangers de ces produits sont loin d’être aussi bien connus et maîtrisés que le laisse supposer l’évaluation systématique de leurs risques préalablement à leur commercialisation ». Ces études mettent en évidence les liens entre la survenue de certaines pathologies et l’exposition des travailleurs aux pesticides en général. Le risque identifié n’est pas lié uniquement à la toxicité du produit mais aussi à l’exposition des agriculteurs toujours très difficile à reconstituer et à généraliser.  L’autorisation de mise sur le marché suppose que les utilisateurs suivent toujours les prescriptions indiquées sur les étiquettes. Mais celles-ci sont-elles toujours explicites ? Les recommandations préconisées sont-elles applicables ?  La détermination de doses d’exposition acceptables permet-elle d’éradiquer les nuisances sans entraver les activités productives ? Les travailleurs ne respectant pas ces prescriptions sont alors considérés comme responsables de leur propre mise en danger.

L’hypothèse que l’auteur développe dans ce livre est celle de l’incompatibilité entre les formats routiniers de l’évaluation de risque, d’une part et la prise en compte des données réelles d’exposition d’autre part. Il montre ainsi une forme d’ignorance organisée liée à l’étroitesse des champs méthodologiques routiniers imposés aux différentes structures. Après un long détour par l’expérience américaine qui a vécu, bien avant la France, cette même dichotomie, l’auteur décrit le travail effectué par deux épidémiologistes pour montrer la complexité de l’évaluation de l’exposition lorsque les substances sont utilisées de manière intermittente, à l’air libre, avec des contraintes techniques importantes et pénétrant dans l’organisme par des voies différentes : inhalation ou contact cutané.

Le détour effectué sur l’expérimentation américaine revient sur des investigations effectuées à un moment où la question ne préoccupait pas les européens qui ont attendu 1991 pour promulguer une directive imposant une évaluation communautaire des dangers liés aux substances actives des pesticides. D’ailleurs, cette directive laisse aux Etats membres la main sur l’autorisation de mise sur le marché.

Surtout depuis l’alerte donnée par Rachel Carson, en 1962, dans son livre « le printemps silencieux », les administrations publiques américaines recourent massivement aux techniques de quantification garantissant une forme d’objectivité qui constitue pour elles une précieuse ressource politique dans un contexte très juridiciarisé. Il faut souligner qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, de nouveaux produits, insecticides et herbicides puissants, arrivent massivement sur le marché après avoir donné lieu à des usages militaires.

En 1970, le contrôle des pesticides revient à la nouvelle agence, l’EPA, (Environnemental Protection Agency) qui invente l’hygiène agricole faisant des prescriptions inscrites sur les étiquettes, les piliers de la prévention. Cependant, en Californie, l’opinion dénonce les risques rencontrés par les saisonniers migrants qui manipulent le « parathlon » sans précautions et sans lire les étiquettes, constituant ainsi un risque de santé publique. Ce conflit a stimulé le champ de la recherche sur la mesure de l’exposition des travailleurs aux pesticides. Si les toxicologues ne voient pas le danger, les hygiénistes de Berkeley soulignent le difficile contrôle de l’exposition puisque même les vêtements ne sont pas étanches. Or, l’EPA se contente de transformer les recommandations inscrites sur les étiquettes en prescriptions réglementaires tout en montrant ainsi sa profonde ignorance des principes de santé au travail.

En 1975, l’EPA adopte une procédure Rebuttable Presumption Against Registration RPAR qui conditionne la commercialisation des pesticides à des critères de préservation de la santé et de l’environnement. Elle organise, en son sein, une séparation organisationnelle entre l’évaluation de la toxicité des pesticides, d’une part, et de celle des expositions humaines à ces produits de l’autre. L’hygiène agricole est devenue une discipline structurée par un ensemble de règles encadrant strictement les protocoles expérimentaux de mesure de l’exposition professionnelle aux pesticides répondant aux contraintes bureaucratiques de l’évaluation réglementaire des risques.  Ainsi constituée, elle exclue tous les regards externes et postule que pour mesurer l’exposition professionnelle aux pesticides, il convient de ne pas prendre en compte les travailleurs dont le comportement n’est pas conforme au script des recommandations d’usage indiquées sur l’étiquette des produits. Pourtant les enquêtes épidémiologiques qui se déroulent depuis 1990, indiquent clairement que l’exposition des agriculteurs aux pesticides a pour conséquence la survenue de maladies neuro-dégénératives comme la maladie de Parkinson et de certains cancers, en particulier du sang et de la prostate.

Enquêtes sur les travailleurs agricoles exposés aux pesticides

Dans une seconde partie, l’auteur se penche sur l’hygiène agricole, en France à l’épreuve des données épidémiologiques.

Alors que les pesticides ne sont pas moins présents dans les fermes françaises qu’ils ne le sont sur celles des Etats-Unis, leurs effets sur la santé de la main d’œuvre agricole y sont moins bien scrutés à la loupe par les administrations et les chercheurs qui promeuvent leur usage auprès des exploitants. Ceci s’explique par la structure familiale de l’agriculture française puisque les exploitants qui effectuent les traitements sont indépendants, échappant ainsi aux prescriptions visant, comme aux USA, les salariés. Loin d’être contestée, l’utilisation des pesticides est encouragée par le plus important syndicat agricole à travers les actions de conseil que conduisent les chambres d’agriculture.

A la fin du XXe siècle, la gestion du risque professionnel induit par les pesticides est très dissymétrique de part et d’autre de l’Atlantique, elle témoigne de la méconnaissance par les institutions agricoles françaises des résultats des hygiénistes américains sur l’exposition humaine à ces produits. Les médecins de la MSA (Mutualité sociale agricole) privilégient la voie aérienne et s’intéressent peu à la voie de contamination cutanée.

La pénétration des mesures américaines dans les pays européens s’affirme en 1995 avec l’Uruguay round. L’harmonisation des règles en matière d’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides illustre la capacité des institutions transnationales d’expertise scientifique et technique à encadrer et réglementer la production des connaissances. Entre 1980 et 1990, la France est absente de ce processus de transnationalisation.

C’est par l’intermédiaire du marché commun européen que la mesure de l’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides devient un enjeu pour les institutions en charge de l’autorisation de la mise sur le marché des produits.

La différence avec les Etats-Unis porte moins sur le degré d’attention que les institutions ont porté à cet enjeu que sur la manière dont elles se sont équipées pour objectiver les effets des pesticides sur le corps des travailleurs. Les instruments de surveillance des intoxications conçus par les hygiénistes agricoles américains n’ont que très tardivement été mis en œuvre en France avec la création d’un réseau de toxicovigilance en 1997. L’absence de conflits en France explique ce désintérêt du ministère de l’Agriculture. Ce sont les épidémiologistes qui ont importé les instruments utilisés aux Etats-Unis.

Les premiers travaux épidémiologiques français sur les maladies des travailleurs exposés aux pesticides se heurtent aux limites des études cas-témoins rétrospectives dans la mesure où la reconstitution ex-post des expositions est très difficile. D’où l’idée mise en œuvre par Isabelle Baldy et Pierre Lebailly, deux épidémiologistes français, de constituer une enquête prospective de cohorte qui a besoin de plusieurs années avant de produire des résultats.

En 2001, l’AFSSE nouvellement créée, doit organiser l’expertise pour évaluer les risques sanitaires liés à l’exposition des populations aux agents chimiques, biologiques et physiques dangereux. Dans une enquête intitulée Pestexpo, les deux épidémiologistes consignent toutes les observations effectuées sur l’exposition des travailleurs. Ils constatent que la contamination varie fortement en fonction de l’état du matériel utilisé et que la taille de la surface traitée n’est pas un déterminant des niveaux d’exposition. Selon eux, les moyens de prévention sont défaillants car les travailleurs agricoles, pour des raisons pratiques, n’observent pas le script prévu par l’évaluation des risques et ne portent pas de vêtements de protection. Cependant, contrairement aux affirmations des épidémiologistes, tous les organismes officiels considèrent que les agriculteurs peuvent se protéger efficacement sous réserve qu’ils soient correctement informés des moyens existants.

La commission d’évaluation des risques est détachée du ministère de l’agriculture mais elle se focalise sur les prescriptions à donner en matière de combinaison en omettant de prendre en compte l’ensemble des autres facteurs de risques qui avaient été identifiés lors de l’enquête Pestexpo.

En 2018, la question se pose de l’inclusion de la santé des travailleurs agricoles dans le plan ecophyto. Toute substance cancérigène, mutagène, toxique pour la reproduction se voit alors refuser l’homologation à moins que l’exposition humaine dans des conditions réalistes d’usage soit négligeable. L’exposition devient un enjeu industriel et commerciale important

Lors de l’évaluation de risques, les données de contamination reposent uniquement sur l’observation de sujets ayant suivi à la lettre les recommandations d’hygiène. L’efficacité des vêtements de protection est un enjeu central. Ces méthodes imputent de manière implicite à l’indiscipline des agriculteurs en matière d’hygiène et de sécurité la responsabilité des problèmes de santé que constatent les épidémiologiqtes.

La norme iso 27065 :2017 redonne aux institutions qui évaluent et qui gèrent les risques des pesticides pour les travailleurs agricoles, de bonnes raisons de croire que ces derniers peuvent contrôler leur niveau d’exposition aux pesticides puisqu’il leur suffit pour cela de porter des vêtements de travail ordinaires et propres. A défaut d’offrir des garanties quant à l’absence de maladies professionnelles induites par les pesticides, une telle approche présente l’intérêt politique d’en dédouaner les institutions qui évaluent et gèrent les risques induits par l’usage de ces produits.

Les travailleurs agricoles, victimes de pathologies, ont constitué une association « phyto-victimes », faiblement défendue par les organisations syndicales comme la FNSEA, gênées de défendre les agriculteurs malades en raison de techniques dont elles avaient assurer la promotion. Plutôt que de mettre en cause les pratiques agricoles, l’association se sent victime des industriels qui n’ont pas informé suffisamment sur les dangers de ces substances et sur les moyens de limiter les contaminations.

Les chercheurs non impliqués dans des institutions que ce soit aux USA ou en France ont mis en évidence la complexité des déterminants des niveaux de contamination des agriculteurs par les pesticides, contredisant la possibilité de les rendre prévisibles lors de l’évaluation des risques préalable à leur autorisation de mise sur le marché et contrôlables par de simples préconisations d’hygiène individuelle à destination de leurs utilisateurs.

Des deux côtés de l’Atlantique, les données nouvelles ont été utilisées par les institutions du champ de la santé publique et de la santé au travail pour mettre en cause le monopole exercé par les administrations agricoles sur le contrôle des pesticides.

Ces agences ne sélectionnent pour leurs études que les données d’exposition des travailleurs se conformant aux bonnes pratiques en matière d’hygiène et de sécurité ce qui produit un biais structurellement favorable aux firmes de la phytopharmacie. Ce biais, ne s’explique pas par la dépendance de ces agences vis-à-vis des industriels mais elles s’expliquent par la nécessité d’adopter des routines simplificatrices systématiques et stabilisées ne laissant pas de place pour des critiques éventuelles. Les données qui rendent visibles l’écart entre la fiction de l’usage contrôlé et la réalité des pratiques des agriculteurs constituent une menace pour l’opérationnalité de ces agences. Au-delà du conflit récurent entre la toxicologie et l’épidémiologie, l’exemple des pesticides illustre combien l’observation de protocoles réglementaires strict rend les agences officielles d’évaluation de risques, imperméables à l’irruption de nouvelles données liées à la recherche. Les données de l’enquête Pestexpo n’ont guère modifié les pratiques réglementaires en matière d’évaluation des risques des pesticides pour les travailleurs.

Cet exemple montre combien, au-delà des pesticides, l’expologie constitue une discipline de plus en plus stratégique pour fonder des politiques qui visent à adapter les populations humaines à des nuisances industrielles qu’il semble illusoire, à court terme, de maîtriser ou d’éradiquer d’où l’idée de la production d’ignorance au lieu de voir et intégrer ce que l’on sait.